La “Modification” des couleurs

Peinture de Georges Badin

Une peinture qui s’écaille…

La fusion entre les arts est celle dont Michel Butor veut persuader d’une façon originale par tous les moyens, à tous les niveaux du texte. Elle est démontrée par la rêverie hors du commun dans laquelle sombre Delmont : « La pluie de bribes de papier continue, semblables à des pétales ou des feuilles mortes, se déposant à la surface de l’eau qu’elles recouvrent presque, lui donnant l’apparence d’une peinture qui s’écaille… ». C’est un moment crucial pour notre analyse entreprise sur la gamme interartistique car c’est ici que le tableau rêvé de Butor commence à s’esquisser et à prendre du poids tout au long de son travail à travers l’exploration des formes interartistiques pour en arriver à aborder le champ de la peinture avec le livre d’artiste Jardin Catalan de Georges Badin et Michel Butor. C’est leur chef d’œuvre dans la multitude qu’ils ont réalisés ensemble, une centaine depuis les années 1960. Michel Butor nous fait part de son idée de l’œuvre comme une peinture dès Passage de Milan dans l’Horloge de sable, 2006 et musique en même temps, comme l’écrivain lui-même nous l’a souligné. (Entretien de Vassilena Kolarova-Pellerin avec Michel Butor en 2007) 

Giovanni Paolo Pannini, Piazza Navona in Rome under Water, 1756, Oil on canvas, 96x136cm

Prix Théophraste Renaudot 1957288 pages
ISBN : 9782707302427

Michel Butor crée le Nouveau roman.

Anne Walker, Michel Butor, Les vacances des astronautes, 2000. Sept gouaches rehaussées au pastel, sur Vélin d’Arches, Étui ; signé par l’artiste et l’auteur.

https://arcs.hypotheses.org/3635

Les tonalités du bleu

            Les tonalités du bleu – couleur de l’eau, vert, violet, gris foncé ou clair s’emparent de tout, dès le début du roman : jupe de tweed gris d’Agnès, des verres bleu clair, moleskine verte malle verte, fourreaux de drap, bleu marine paquet de gauloises bleus, tasse bleue un guide, bleu couverture cassée, bleu ciel une chaussette de coton bleu marine que recouvre l’ourlet d’un pantalon de drap à menues raies de deux gris très voisins, le ciel gris, la grise foule affairée, ces ateliers aux vitres peintes en bleu valise recouverte de cuir, vert bouteille autocar, bleu valise d’écossais, vert et bleu bande, bleue, ciel bleu de cobalt

Butor joue avec les couleurs comme un peintre sur son tableau. À l’aide de l’éclairage, il laisse dans l’ombre du noir, ou bien fait pénétrer les rayons suivant le sens qu’il voudrait transmettre implicitement. C’est le langage de la description. « La liquidité est d’après nous, le désir même du langage. » (Chapitre « La parole de l’eau » dans  Bachelard, Gaston, L’eau et les rêves, J. Corti, Paris, 1993) Un exemple d’interpicturalité original.

  • Texte présenté au The Signs of the World, Interculture and Globalisation – 8th International Congress of the International Association of Semiotics, The Globalization of the Sensitivity/La globalisation de la sensibilité, “Semanitics of Colors in The Change of Heart by Michel Butor”/«Sémantique des couleurs dans La Modification de Michel Butor», p.541-p.542, 2004; at the Lumière II University of Lyon
  • Semantics of Colours in The Change of Heart by Michel Butor, April 2005 in  Sledva, literature review, New Bulgarian University press, n11, p. 20-30

https://kulturni-novini.info/sections/4/news/868-sledva-spisanie-za-universitetska-kultura-broy-11

https://knigabg.com/index.php?page=book&id=3575

Les métamorphoses de l’eau

Les tableaux colorés abondent dans le chef-d’œuvre de Butor et l’eau contribue à cet effet. L’eau dans la Modification est d’une importance capitale dans la création de ces tableaux car elle mouille chaque page du roman, apparaissant dans chaque liquide – sang, vin, huile, lait, pétrole, lac, mer, étang… Certaines de ces substances, comme l’alcool et le vin, qui contiennent de l’eau, se retrouvent en combinaison avec le feu, dans le cadre de la poétique bachelardienne dont Butor explicite la puissance dans le roman, afin de démontrer les métamorphoses artistiques. Le feu devient liquide dans ce roman, même le feu. C’est le royaume de l’eau.

  • Texte présenté au 16e International conference –Language, Individual & Society, Burgas, 25 – 28th of August 2022,„The Water Masterpiece of Michel Butor“.

THE WATER MASTERPIECE OF MICHEL BUTOR — International Scientific Publications (scientific-publications.net)

 

Le bleu et le jaune

  • « La vision interartistique à travers le bleu et le jaune de Montaigne à Badin et Butor » dans Écritures évolutives, Pierre Marillaud & Robert Gauthier, CALS/CPST, 2010, Université Toulouse Le Mirail, Toulouse, p 217-231

Université Toulouse Le Mirail-ISBN 2-905855-12-20

https://issuu.com/walterap/docs/cals2010

Peinture 1

Peinture 2

Peinture 3

Peinture 4

Peinture 5

Toiles de Georges Badin, de l’exposition à la Galerie Nicolas Deman http://www.georgesbadin.com/gals/deman1

Ce sont les deux séries de peintures de Georges Badin de l’exposition à la Galerie Nicolas Deman qui a eu lieu en mars-avril 2005 à Paris. On les interprète en triptyque symétrique double. Elles recréent un cycle, ne cessant de se répéter au niveau biblique:

1) cosmique – c’est un monde qui commence et se referme en recommençant de la première à la dernière peinture ;

 2) artistique – le créateur recrée à la manière du Créateur des œuvres d’art, reprises en palimpsestes interartistiques par ses successeurs prolongeant à leur tour l’esthétique de la réception.

      Le bleu – couleur fondamentale au sens biblique du terme, la pureté de l’éclat, scintillant, à peine naissant sur la toile, promettant une splendeur à tout moment, se dégage irrésistiblement de la profondeur bleue du ciel pour rappeler une autre naissance, toujours débordant de bleu, celle de Giotto (L’Adoration des Mages, Capella di Scrovegni, Padoue) pour annoncer la venue au monde du Christ. Les tons de Giotto plus foncés recréent le moment sublime de la naissance du Christ dans la nuit, au milieu entre la nuit et le jour, un moment intemporel. Les toiles de Badin, (peinture 1) et (peinture 6) exprimant toujours le passage, se succèdent en changeant de nuances, du début à la fin, dans un cycle interminable de l’intemporel, toujours à la lisière entre deux temps…

Peinture 6

Giotto di Bondone (1266-1337), «L’Adoration des rois mages»
Capella di Scrovegni, Padoue          

  • Texte présenté au XXXe Colloque d’Albi Langages et signification, Albi, 6-9 juillet 2009, « La vision interartistique à travers le bleu et le jaune de Montaigne à Badin et Butor »

https://issuu.com/walterap/docs/cals2010

Perpetuum mobile

 

  Une question qui est primordiale pour la création et qui relève, elle aussi de l’interartistique, est celle de l’inspiration mais surtout à travers un autre art, car les arts sont comme la gamme des couleurs de l’arc-en-ciel qui chatoient : « Avec la poésie j’ai découvert un nouvel espace, celui de la variation infinie… Je pars donc de ce matériau visuel ou sonore, que je vais animer à ma façon. » Lire, mai 2004, « Le poète horticulteur », http://www.lire.fr Dans  Mobile  les plus belles études plastiques sont régénérées grâce aux calligrammes éparpillés ça et là dans le texte, esquissant dans la plupart des cas des variantes d’images pastel ou aquarelles de la mer et des oiseaux la survolant. Celles-ci sont particulièrement pittoresques :

 

Mouettes ivoire,

                       Bécasseaux solitaires,

                                                Puffins de l’île de Man,                   oiseaux / poissons

                      Oies bernacles,

Canards arlequins.

 

La mer,

                     îles,

chenaux,

                    goulets,                                                                             mer

détroits,

                  récifs.                                                                                /ciel/

 

………………………………………………………

 

La mer,

                       hors-bord,                                               ciel

ski nautique,

                      plongeoirs,                                            /  mer /

toboggans,

                     bouées.

Grebes de Holboell,

                   puffins d’Audubon,

                                             Pluviers des terres,         oiseaux / poissons

                  plongeons communs,

sarcelles à ailes bleues.            (p.285)

 

On pourrait voir cette structure en miroir déployée sur les deux pages, s’apparentant à une mouette aux ailes déployées ou aussi comme empreinte symétrique d’images pareilles. On discerne l’interpicturalité à travers l’image esquissée avec des lettres. Cette fois-ci, Butor peint à l’aide des lettres elles-mêmes.

San Marco

L’idée du livre comme basilique est créé (au sens littéral de certaines éditions de son œuvre) par Butor à l’occasion de sa Description de San Marco (1963). L’auteur invite son lecteur à regarder son texte comme basilique et faisant référence à Proust, nous démontre la démarche unique d’appréhender ce réservoir de sensations que représente ce chef d’œuvre de Venise. Donc la forme de la cathédrale est prise pour la forme de description du livre de San Marco. Au niveau spirituel que le livre assume au second degré comme basilique, retraçant  le cœur à l’interieur de l’église, on pourrait saisir l’image interartistique à laquelle se superpose l’image triple Divine, car la basilique représente un microcosme de l’image triple Divine en macrocosme. C’est l’interarchitecturalité en littérature.

  • Vassiléna Kolarova, Applied Semiotics, Sémiotique appliquée, Une revue internationale de recherche littéraire sur Internet, Numéro 17, Volume 7, Sémiotique, religion et idéologie, « L’indicible chez Michel Butor, L’indicible sur l’Amérique ou le sublime des œuvres ineffables», juin 2006, Toronto, Canada

            Université de Toronto. Département d’études françaises– ISSN 1715-7374

Basilique de San Marco à Venise

Le langage des images

 Le Jardin Catalan dans ce sens-là est une œuvre unique puisqu’il représente une création artistique originale du genre mixte ce que Butor appelle livre d’artistes, l’écrivain entre directement dans le champ de la peinture. C’est un ensemble sans pareil de dix livres, chacun comportant six poèmes manuscrits, un collage de Michel Butor et six peintures originales de Georges Badin qui prennent du plaisir à se répondre en écho… Ces livres sont rares voire exceptionnels, à peine publiés ou en très peu d’exemplaires surtout quand il est question de livres peints ou écrits à la main. «  … Il y a dans ce qu’il fait une remarquable générosité qui me fait respirer et me donne le champ libre. Il n’est pas si facile pour un peintre de laisser un écrivain inscrire des signes sur sa toile même. » Interview de Musard, Anne-Sophie, « Rapport entre la peinture et la poésie », mars 2002. Butor continue : « …Cette coopération est une façon nette de surmonter ma frustration de peintre rentré. Écrire à l’intérieur de l’œuvre picturale, c’est devenir peintre soi-même. La place des mots est cruciale, elle change leur poids, leurs sens. » Les mots changent de sens dans le tableau, puisqu’eux-mêmes deviennent des ensembles peints, des éléments interpicturaux. C’est l’inverse de l’enluminure, cette fois-ci, c’est l’écrivain qui intervient sur la surface peinte du tableau comme nous l’explique Michel Butor.

  • The Interartistic Phenomenon in the Catalonian garden, in Picturing the language of Images, Cambridge Scholars Publishing, Cambridge, 2013, ISBN-13 ‏ : ‎978-1443854382

              https://www.cambridgescholars.com/product/978-1-4438-5438-2

                Picturing the Language of Images – Cambridge Scholars Publishing

  • Voir aussi: 12 Early Fall School of Semiotics, “The Dreamed paradise of Michel Butor”,, Contribution presented at the 12th edition of the Colloque international de sémiotique d’automne à Sozopole, September 13th 2006
  • An International, Interdisciplinary Conference on Text and Image, March 29-30, 2007, at Central Connecticut State University in New Britain, CT, USA, “The Interartistic phenomenon in the Catalonian garden of Georges Badin and Michel Butor”

Couverture du livre d’artiste Le Jardin Catalan de Georges Badin et Michel Butor, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2000

« La poésie insiste sur la disposition spatiale du langage ; elle est donc la connivence avec la peinture. Elle la fait chanter. », Michel Butor, Interview, mars 2002

«Le Jardin Catalan» de Georges Badin et Michel Butor, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2000

«Le Jardin Catalan» de Georges Badin et Michel Butor, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2000

«Cette voix vous l’avez à vos côtés sans l’interrompre, comme portant des effluves qui ne se joignent pas, et tout regard devient une phrase ou plusieurs.” Voix, Quand Michel Butor et moi faisons des livres ensemble. (lettre de Georges Badin, 2007) …”Le peintre évite que la rivière disparaisse en éclairant d’un bleu uni le passage de l’eau entre les pierres, rejoignant avec d’innombrables précautions la liberté du poème. »

Dans la peinture, le tableau peut être interartistique face au texte (si on observe le tableau comme un texte), mail il peut être aussi interpictural, si le tableau et le texte recréent un tableau sont étudiés eux-mêmes comme deux tableaux. Le même cas peut être remarqué dans la littérature, le texte qui peut être pris comme tableau et comme un texte entre en relation interartistique et interpicturale avec le tableau et le texte. Dans l’œuvre de Butor et de Badin, pourtant, les deux arts entrent en connivence physique.

«Le Jardin Catalan» de Georges Badin et Michel Butor, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2000